« Quiet quitting » : ces « démissions silencieuses » qui inquiètent

En septembre 2022, l’institut Gallup avançait que  50 % des salariés à temps plein ou temps partiel de plus de 18 ans aux États-Unis seraient des « démissionnaires silencieux » (« quiet quitters »), qui désigneraient les personnes qui « ne se surpassent pas au travail et se contentent de répondre à la description de leur poste ».

Aussitôt, le terme « quiet quitting » s’est imposé dans le débat public et de nombreux médias français spécialisés en RH ont exposé cette tendance.

Certes, il reste à faire pour mesurer plus précisément et avec une méthodologie fiable les réalités derrière ce mot. L’évolution de la durée réelle du travail, du moins pour les cadres, fournirait par exemple un bon indicateur.

Dans tous les cas, l’apparition de ce «  buzzword » reste intéressante car elle signale une forme d’inquiétude des Dirigeants vis-à-vis du consentement de leurs salariés à s’engager dans leur travail autant qu’ils le souhaiteraient, dans le prolongement du « big quit », (« la  grande démission  »), qui avait atteint à son paroxysme 4,3 millions de départs dans les entreprises américaines pour le seul mois d’août 2021.

Une inquiétude ancienne

Cette inquiétude à l’égard des salariés qui se limiteraient au minimum est d’ailleurs très ancienne. Il y a plus d’un siècle, les travaux de Frederick Taylor, père de l’organisation scientifique du travail, visaient déjà à débusquer et supprimer la « flânerie systématique » des catégories ouvrières notamment.

À ce titre, le quiet quitting peut évoquer de nombreuses notions en sociologie du travail et des organisations telles que :

  • La grève du zèle, qui consiste à ne faire que ce qui est prescrit et à respecter scrupuleusement les règles. Or, comme l’ergonomie l’a bien montré, l’écart entre le travail prescrit et le travail réel est nécessaire au bon déroulement de l’activité. Lorsque plus personne ne s’écarte du prescrit pour que « ça marche », ni individuellement ni collectivement, plus rien n’est possible .
  • Le freinage, c’est-à-dire la limitation volontaire de la production. Comme l’a montré le sociologue Donald Roy, dans une étude devenue classique  réalisée dans un atelier de mécanique d’une grande usine américaine, les catégories ouvrières pourraient en faire plus.
  • Le retrait. Dans la typologie des  modèles de sociabilité au travail  du sociologue français Renaud Sainsaulieu, cette identité désigne les salariés qui s’impliquent peu professionnellement au profit de leur sphère personnelle, notamment pour faire face à un manque de perspectives et de reconnaissance.
  • L’apathie, qui désigne une posture face au travail que l’économiste belge Guy Bajoit a ajoutée à la célèbre typologie des réactions face au mécontentement d’Albert Hirschman (exit, voice, loyalty) et pourrait s’apparenter au quiet quitting dans la mesure où elle provoque une « détérioration de la coopération » . Dans l’ouvrage  Travailler au XXIᵉ siècle  (Éditions Laffont, 2015), il fut montré qu’il s’agit de faire le minimum attendu du poste, pour se protéger d’une profonde déception à l’égard d’un travail auquel on était initialement très attaché.

Demande de sens

Le taux de démission, c’est-à-dire le nombre de salariés qui démissionnent par rapport au nombre total de salariés, était de  2,7 % au premier trimestre 2022 . Ce taux est élevé mais pas inédit si l’on remonte à la crise financière de 2008. Il s’agit là d’un indicateur qui baisse habituellement pendant les crises et augmente avec les reprises. Pour l’immense majorité des salariés, la démission ne constitue donc pas une option pour faire face à un travail qui n’aurait plus de sens ou dont les conditions de travail seraient trop dures. Le taux d’emploi a d’ailleurs atteint un niveau historiquement élevé au premier trimestre 2021  selon l’Insee , avec 73 % d’individus en emploi parmi les 15-64 ans.

Toutefois, selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), l’attachement au sens du travail a progressé au plus fort des contraintes sanitaires. En janvier 2021, près de  20 % des actifs  ont déclaré ressentir un plus grand sentiment d’utilité ou de fierté à l’égard de leur travail, tandis que 10 % d’entre eux indiquaient au contraire une dégradation du sens du travail. La crise sanitaire et ses confinements ont ainsi pu permettre aux salariés une prise de recul sur les conditions et le sens du travail.

Soulignons que le sens du travail constitue une préoccupation ancienne. En effet, les grandes enquêtes internationales qui sont conduites depuis les années 1980 montrent plus largement que les Français accordent une très grande importance au travail comme  activité pourvoyeuse de revenu et de dignité . En 2015, une enquête du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Cereq) montrait d’ailleurs que  33 % des salariés souhaitaient changer de métier , pour des raisons qui mêlent toujours le sens et les conditions de travail :

  • Les employés et les ouvriers les moins qualifiés mettent en avant leur volonté d’échapper à la précarité, liée par exemple à la perspective d’un plan de sauvegarde de l’emploi ou à une situation de cumul d’employeurs intenable.
  • Pour les employés et les ouvriers qualifiés, le désir de changement répond également à une volonté de mettre à distance la précarité et la peur du déclassement, mais ces derniers déclarent aussi un refus des tâches répétitives et pénibles, ou encore leur volonté de mieux concilier vies personnelle et professionnelle ;
  • Enfin, les cadres et professions intermédiaires soulignent eux aussi la crainte de perdre leur emploi mais soulignent également le décalage entre leurs aspirations personnelles et le sens de leur activité professionnelle, de même que certains conflits éthiques.

De l’importance de la fonction RH

En réalité, pour l’ensemble des catégories socioprofessionnelles, la question se pose bien souvent en termes de santé, qu’elle soit physique ou mentale. En effet, les  salariés souffrent lorsque leur travail leur paraît absurde , de mauvaise qualité, non reconnu, mais aussi lorsqu’il est réalisé dans des conditions insoutenables.

Ainsi, la « démission silencieuse » n’est probablement pas le choix froid et délibéré d’individus maximisateurs mais relèverait plutôt de la mise en place spontanée d’un mécanisme de défense lorsque le travail n’est plus tenable. Mécanisme de défense pour atténuer le sentiment d’absurdité, le manque de reconnaissance, qu’il provienne des collègues, des supérieurs ou qu’il soit salarial, c’est-à-dire en termes de partage de la valeur.

La question de la coopération s’impose comme fondement du système de production. Il se pourrait donc que des notions telles que le quiet quitting ou le big quit s’imposent aujourd’hui, car elles traduisent une inquiétude à propos du maintien des modes de coopérations (disponibilité, intensité, investissement subjectif et émotionnel, etc.) et donc du consentement de la force de travail à collaborer dans le régime de travail.

Faut-il partager cette inquiétude ? Au contraire, si la « démission silencieuse » consiste, pour les forces vives au travail, à s’interroger sur qui est contractuellement attendu d’eux, à évaluer l’écart entre ce qu’ils font et ce qui leur est payé, puis à renoncer à effectuer tout ou partie de ce travail gratuit, alors la somme de ces comportements individuels pourrait avoir une portée politique en remettant en question le fonctionnement du système productif.

Dans les trois fonctions publiques d’État, le bon accomplissement des missions de service public repose pour une part significative sur ce surtravail. Et dans le secteur privé, la création de plus-value repose notamment sur le surtravail des salariés.

Le quiet quitting pourrait ainsi constituer une invitation à cesser de déplorer le manque d’engagement des salariés, pour plutôt se demander, comme le souligne le sociologue britannique Michael Burawoy dans son ouvrage  Produire le consentement « pourquoi travaillent-ils autant »  ?  Ce serait alors l’occasion de mieux reconnaître que le bon fonctionnement des organisations dépend de ce que les salariés font en plus de ce qui est attendu contractuellement d’eux, et ce dans tous les métiers et catégories socioprofessionnelles, des ouvriers aux cadres supérieurs.

C’est là l’un des enjeux et la noblesse de la fonction Ressources Humaines, dont l’influence va croissante au sein des Comités Exécutifs afin notamment de travailler sur la marque Employeur et plus globalement sur le sens donné au travail des forces vives de l’entreprise. Si attirer les Talents est assurément clé, les retenir par le Sens donné à leur travail l’est lui aussi, et plus que jamais.

Source : Maëlezig Bigi, The Conversation France

Maëlezig Bigi est chercheuse affiliée au Centre d’études de l’emploi et du travail, codirectrice du Groupe d’études sur le travail et la santé au travail (GIS Gestes), Maître de conférences en Sociologie au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). 

Les prestations d’Audit de Climat Social de DELIME EXECUTIVE SEARCH sont régulièrement mises à jour en prenant en compte de tels travaux

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